« Vois-tu, si un poisson venait me trouver, moi, et me disait qu’il va partir en voyage, je lui demanderais : « Avec quel brochet ? »
N’est-ce pas : « projet », et non : « brochet » que vous voulez dire ? »
CARROLL : « Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles » ch.10, p.152.

De la déception comme art du comble(ment) - 1. A propos du film deJulien Prévieux : "Patterns of life".







 De la déception comme art du comble(ment)


A propos du film de julien Prévieux Patterns of life.


« La vélocité est à sa place dans l’être intérieur. Elle y est plus naturelle que dans la patte d’une tortue atteinte de paralysie » (Henri Michaux, Mouvements de l’être intérieur dans Un certain Plume)  


Face à ce film d’expériences, parfois de performances, dont le sens n’est ni posé, ni imposé,  que dire de l’expérience du spectateur ? Qu’attend-il et que lui propose-t-on ? Qu’en est-il de son émancipation possible[1], à la fois esthétique et politique, selon des voies forcément complexes  vu la difficulté du travail  qu’elle suppose mais aussi la force insidieuse des obstacles tels que la surveillance, le contrôle puis le ciblage, vaste filet d’identifications problématiques, piège sans fond et sans limite, avatar aveugle d’une ubiquité divine noyant ses objets dans l’ « inconnu inconnu »[2]?

Plus précisément : à quelles figures esthétiques le spectateur est-il ici  confronté dans son parcours paradoxal entre figurations et non-figurations, abondance et raréfaction, aléas ?

D’abord, à la déception, paradoxale elle aussi.

Déception

Souvenons-nous de la formule de Roman Jakobson : « Le style est une attente déçue »[3].

 Autrement dit : j’attends un cliché, on me donne une image… J’attends du réel, on me donne un spectre, à la fois fantasmagorie et rayonnement complexe, décomposition  en séries  de la lumière et du son ; j’attends du stable et du solide (le Sens), on me donne des mouvements aléatoires et du temps fragmenté (lignes, cercles, points…), ondes qui vacillent au seuil de leur apparition/disparition.

La déception, en tant que procédé littéraire, est répertoriée dans le Gradus (ad Parnassum)[4], qui en donne la définition suivante : « Procédé surréel consistant à annoncer magnifiquement et à terminer sur presque rien. Le texte tourne court et finit « en queue de poisson » ». La citation d’Henri Michaux mise en exergue se trouve dans la remarque 3 du même article, qui précise : « Le truisme employé comme  comparaison de soulignement produit aussi une déception surréelle ». De la queue de poisson à la patte de tortue…

La déception est une variété de la surprise : « le lecteur ne peut pas savoir ce qui va suivre. On s’arrange pour qu’il s’attende à des merveilles ». Mais selon une ruse dialectique, on l’aura compris, on « étonne  encore plus » le lecteur (ici, le spectateur) « en le décevant » [5] : faiblesse de la force et force de la faiblesse!

Mais pourquoi convoquer ici  cette figure complexe ?  C’est l’une des clés esthétiques du film et ce, dès le début, dès l’entrée sur la piste rouge de l’automate lumineux…  La scène  rouge est d’abord vide et silencieuse, entre le premier danseur,  le son monte peu à peu, la voix vient plus tard.  On retrouve plusieurs fois cette antériorité  de l’image par rapport à la voix .   

Premier élément de la déception : la voix tardive limite l’imagination du spectateur en lui donnant un mode d’emploi  possible de ce qu’il vient de voir. La voix restreint le champ poétique où s’exercent les danseurs en réduisant virtuellement leur danse à une expérience aboutie : « J’ai fixé sur les danseurs de petites lampes […] je les ai filmés en train de danser sous une lumière rouge pour que la plaque photographique ne conserve que les points brillants des ampoules sur leurs corps. On obtient un tracé très net de lignes sinusoïdales marquant la tête, l’épaules, la hanche, le genou et la cheville ».

Deuxième étape : certes les vêtements des danseurs sont couverts d’ampoules ou de plaques allumées,  certes la lumière redevient rouge : mais nul tracé final de schématisation du mouvement ne zèbrera l’écran. Le cinéaste n’est pas le savant, et les points de vue ne se recouvrent pas ;   seule la voix aura donné les résultats de l’expérience.  Nouvelle déception donc, mais  inversée : alors que dans le premier cas le texte décevait l’image, c’est ici la non-actualisation de l’image des tracés - c’est-à-dire sa virtualisation définitive et le maintien de l’image inchangée des danseurs - qui déçoivent par rapport au texte.

 Mais  cette déception relance le film. Réduction circulaire des enjeux, mais reprises et réenchaînements : on va d’étonnement en étonnement !

Ajoutons que le texte lui-même opère un glissement réducteur : des « recherches relatives à l’esthétique », aux « propriétés physiques de la grâce » (celle des danseurs du film, puisqu’il s’agit d’un film dansé - et non un ballet filmé) on en vient trivialement à la rentabilisation capitaliste des gestes du travailleur : de la visualisation de la trajectoire d’un geste à l’estimation de la « valeur » d’un geste particulier : « Le temps, c’est de l’argent » et tout geste superflu c’est «de l’argent à jamais gaspillé », ce qui entraîne une nouvelle stylisation « ergonomique » des gestes.

  Le film propose une série de variations sur ce jeu initial d’émancipation possible par rapport à l’univocité du Sens,  pour le  spectateur pris dans les comblements à leur tour déceptifs de la bande son par la bande image, et inversement.

-         Ainsi une danseuse tend d’étroites bandes jaunes entre les barreaux d’un portique de métal noir, construisant une sorte de cage : la voix, de nouveau postérieure au début de l’action, évoque la schématisation des trajets d’une parisienne enfermée dans les étroites limites de « la sphère bourgeoise ». La suite du film, excède à sont tour cette  référence  en montrant la danseuse multiplier les fils bien au-delà des résultats de l’expérience évoquée selon une effervescence autonome du geste qui tient de la performance poétique.

-         Ainsi une autre danseuse, dans le contrechamp d’un très gros plan irruptif d’un œil dont l’ouverture de la pupille-objectif varie, matérialise à l’aide de fils noirs, sur la transparence d’une vitre, les mouvements de l’œil de l’observateur d’un tableau ; puis la voix, renvoie de nouveau à une expérience (« les mouvements des yeux reflètent les processus mentaux »), référence à son tour relativisée par la complexité d’une séquence expansive qui s’autonomise,  devient un comble cinématographique excédant les données expérimentales et renvoyant de nouveau à une recherche « relative à l’esthétique », à « une poésie moderne ».

Dans ces conditions, où la continuité et la cohérence audiovisuelles sont perturbées et partiellement ruinées, où les raccords non-motivés et   les écarts aléatoires entre la série des images et celle de la voix, menace l’intelligibilité, quel principe sous-tend  l’ensemble ?

Celui de l’équivalence.






[1] -« l’art est émancipé et émancipateur quand il renonce à l’autorité du message imposé, du public ciblé et du mode d’explication du monde univoque, quand il cesse de vouloir émanciper ». Jacques Rancière L’art du possible, Et tant pis pour les gens fatigués… Editions Amsterdam, Paris 2009, p.590.


[2] - Cf l’article de Grégoire Chamayou : « Avant-propos sur les sociétés de ciblage. Une brève histoire des corps schématiques », dans le numéro 2 de la revue Jef Klak, Printemps-été 2015, p262-271. Ces recherches ont servi de base au scénario de Patterns of life, cosigné. Voici un extrait de la préface : aujourd’hui, dans un contexte de traçabilité généralisée, l’accumulation de trajectoires chronospatiales permet d’élaborer des modèles statistiques de comportements « normaux » au sein d’une société donnée – pour mieux isoler les déviances potentielles de tel ou tel individu. Une logique non plus seulement de discipline ou de contrôle, mais de ciblage, au service des pouvoirs policiers, militaires ou économiques ».


[3] - Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Editions de Minuit, Paris, 1969.


[4] « Escalier vers le mont Parnasse, séjour des Muses ». Ainsi désignait-on aux siècles classiques des manuels qui facilitaient la composition littéraire. Gradus, Les Procédés littéraires, Dictionnaire, par Bernard Dupriez, UGE, collection 10/18, Paris, 1980.


[5] -Gradus pp.140, 141.
De la déception comme art du comble(ment). 2.
 
 
 
La Photographie n'est pas la peinture

Brèves d'écran

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