A
propos du film de Fernando SOLANAS : « La
dignité du peuple » (« La dignidad de los nadies »)
NOUS NE SOMMES RIEN… (Air connu…)
C’est le deuxième volet d’un projet de quatre
films : le premier, « Mémoire
d’un saccage » (2004 ) analysait la politique néolibérale
forcenée qui a plongé l’Argentine dans une crise économique politique et
sociale d’une gravité inédite ; Le deuxième, « La dignité du peuple », donne « l’espace et la parole » à ceux qui luttent; deux
autres sont en projet : le troisième traitera des possibilités de sortie
de crise, le quatrième de la question de la terre, des ressources naturelles,
du réveil de la conscience indigène.
1) L’engagement cinématographique anticapitaliste de Solanas
résulte de choix sociaux et politiques durables; ses deux derniers films « font
le pont » avec son film de 1968 : « L’heure des brasiers »…
Ses choix sont esthétiques aussi: il cherche un
équilibre entre la réflexion et l’émotion, entre la chronique et le « chant
d’amour » pour un peuple et un pays, entre l’abondance, l’hétérogénéité
des matériaux filmiques et la nécessité de tenir un discours clair.
Pour « Mémoire
d’un saccage », il avait choisi la forme de l’essai appliquée au cinéma. Il
utilisait deux caméras ; une caméra professionnelle munie d’un grand
angulaire pour donner un point de vue « objectif » : longs
travellings avec voix off parcourant les lieux – déserts - du pouvoir ; une caméra digitale « subjective »
pour restituer l’engagement dans le
conflit social. Comme « L’heure des
brasiers », déjà, « Mémoire
d’un saccage » était divisé en chapitres ;
les plans noirs, la musique, la voix off, les
textes didactiques assuraient la continuité.
Cette composition en modules est reprise dans « La dignité du peuple » mais
avec un changement de genre : de l’essai
on passe au conte, les contes des
mille et un jours de l’Argentine ; écoutons Solanas : « Le public ne demande pas que de
l’information. Il y a la télévision pour ça. Un film doit donner plus. On doit
pouvoir y trouver une dimension artistique, une proposition cinématographique,
une proposition de critique. Dans « La dignité du peuple », j’ai essayé de donner un style à travers le
jeu de caméra, le jeu d’écriture. Une écriture qui est tantôt poétique, tantôt
informative. J’ai consacré énormément de temps à façonner mon film pour lui donner l’apparence d’une succession de
contes. Chacun d’eux étant raconté par ses propres protagonistes. Tous ces
contes devaient avoir un ressort. Ce fil conducteur, c’est l’histoire de la
résistance sociale, une histoire collective et surtout une histoire de
solidarité. »
Il ajoute que ces films, en fait, ne sont pas des
documentaires mais des films d’auteur « indépendants
et libres », dont la conception doit
rester elle aussi libre et ouverte. Ce souci formel visant l’efficacité
politique rompt avec la récupération plate de formes usées dominées par
l’esthétique du clip, du reportage tv bas de gamme, des sempiternelles
interviews passées à la moulinette de
peur de lasser … En plus de la parole et de l’espace, Solanas donne du temps
aux protagonistes pour que prenne corps l’émouvante figuration humaine que seul
le cinéma peut capter dans la durée.
2) Ces films ne sont pas isolés : on assiste à un
renouveau du cinéma documentaire en Amérique Latine, dont les facteurs sont
multiples.
D’abord, souvent sous les coups de boutoir de la
révolte sociale, la chute des dictatures ou des régimes pourris, la montée
d’une vague rose et rouge traçant sa ligne de partage entre la recherche d’un
libéralisme à visage humain et celle d’une alternative anticapitaliste et
anti-impérialiste, ont libéré la
création et la diffusion.
C’est ce que Solanas appelle le « golpe » de la réalité qui suscite l’envie de
filmer : ainsi ce choc social énorme que furent les journées de décembre 2001 à Buenos-Aires …
La généralisation des petites caméras digitales a
complètement démocratisé l’acte de filmer,
de produire, de diffuser… Partout sur le continent se créent des groupes qui
sont des lieux d’entraide matérielle et créative à la fois, connectés à des
réseaux internationaux d’action politique et culturelle : par exemple, à
Caracas, l’association Calle y media,
avec le cinéaste Marcelo Andrade, auteur de « Venezuela
bolivariana, la quatrième guerre mondiale » ; par exemple, pour
les peuples indigènes, l’Atelier Tokapu à
Villa El Salvador, au Pérou[1].
3) Dans un continent relié par des mouvements sociaux
qui se multiplient, la circulation des images et des sons favorise la
circulation des luttes, souligne leurs similitudes face à un ennemi commun.
On retrouve dans
« La dignité du
peuple » quatre points-clés de ces combats continentaux :
-
La lutte
contre ce que Solanas appelle « le
génocide social »: la
pauvreté, la faim, le logement, la santé, l’éducation… 35 000 morts par an
en Argentine faute de nourriture ou de soins pendant le pillage capitaliste…
-
Les diverses
formes d’auto-organisation : assemblées,
communautés, réseaux militants, esquisses de doubles pouvoirs ou de pouvoirs
alternatifs … Ainsi les piqueteros argentins: des chômeurs et
leurs familles organisés en vastes campements bloquent et occupent routes et
rues.
-
La réforme
agraire contre le latifundio : ruine
des petits propriétaires, occupation de terres laissées à l’abandon, loi de la
terre et début de socialisation de la production agricole, recherche de la souveraineté
alimentaire, défense de l’environnement.
-
La récupération des usines en faillite ou
abandonnées : occuper, résister, produire… ce qui affirme
la supériorité du droit au travail par
rapport au droit de propriété, celle de l’autogestion ou du contrôle ouvrier
par rapport à la gestion patronale, et avive la contradiction entre la forme coopérative, l’étatisation et les
exigences de la loi du marché.
A la fin de « La
dignité du peuple » Solanas évoque la capacité des institutions
politiques bourgeoises à se rétablir rapidement si le mouvement social ne
pousse pas assez fort et ne se centralise pas suffisamment… Réflexion
importante alors que ce nouveau cycle de luttes latino-américaines est encore
en phase ascendante … qu’il s’accompagne
d’un renouveau du cinéma militant ne peut que nous réjouir : certes, le
cinéma ne fait pas la révolution, mais tant mieux s’il peut y contribuer !
Bernard Chamayou.
[1] Cf le dossier : « Cinéma et vidéo des peuples
indigènes » dans le numéro 14
de « Cinémas d’Amérique
Latine », Presse universitaires de Toulouse-Le Mirail, 2006.
brèves d'écran
La Désaffection
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